Mais revenons à nos pelotes de laine. Le Grand Lapin avait donc fini son grand discours, et se sentait pyramidalement à la pointe : « Que je suis beau ! Que je suis grand ! Et cultivé! Un vrai bouquin
[1]! ».
Gouin, Tad et Eupe venaient d’être embarqués à bord de Patapon, un gros Héron à réactions diverses, du genre « Mais, messieurs, il n’est pas question que vous me mettiez ces trois lapins sur le dos ! », ou bien « Et qui va payer leur trajet, hein ? Hein ? », ou encore « Bien fûr, pas te p’oblème, fous poufez les v’embarquer, fi, fi !... », cette dernière réaction avant envol étant due à la rencontre fortuite de son bec avec le bâton d’un Lapin Bleu.
Quant au Rat Schizo, il trottinait toujours, ce qui, selon l’étude de l’incidence topométrique effectuée par le garde râblé qui l’accompagnait pour assurer sa sécurité, commençait, fff !, fff !, à faire, fff !, quand même, fff ! fff !, un peu beaucoup, fff !, avec le respect que je vous dois, fff !, fff !, fff !
Bien en dehors de tous ces évènements capitaux, la vie suivait simplement son chemin dans la forêt des Deux-Dents… Les arbres continuaient d’étendre leurs multiples bras noueux comme pour inviter la lumière à venir se nicher en leur creux, et les fleurs offraient leurs visages souriants et colorés au soleil qui les embrassait tendrement… Les oiseaux rivalisaient de légèreté et, avec l’humilité de leur petite taille, développaient l’inverse prétention de monter toujours plus haut. Le vent soupirait, le ruisseau pleurait, et ils se caressaient l’un l’autre pour se réconforter de leur fuyante fluidité. La terre était tiède de sa vie contenue et demeurait la plus calme, attentive et maternelle. Bref, rien de vraiment intéressant, en fait… Les murmures apaisants de la nature enveloppaient le paysage d’une soyeuse couverture sonore, altérée soudainement par de bruyants et répétitifs « snip snip bzzzzz ! », « snip snip bzzzzz ! », qui provenaient du Terrier des Fêtes. Snip snip bzzzzz ! Snip snip bzzzzz!
La longévité dans le monde lapin n’étant pas de celles qui permettent de prendre (et de perdre) son temps, sitôt le discours du Grand Lapin achevé, la réforme proposée avait ipso facto été discutée, examinée, votée, adoptée et mise en oeuvre. Pas par la voix du peuple, mais par le poids des textes: constitutionnellement, toute loi ou réforme lapine proposée par le Grand Lapin était systématiquement applicable. Et appliquée. Seul le Rat Schizo avait son mot à dire. On appelait ce privilège la “ratification”.
Au Terrier des Fêtes, on s’était donc aussitôt mis à travailler à la chaîne : « snip ! », un coup de ciseau, une oreille en moins, « snip ! », deux oreilles en moins, « bzzzzz ! », un coup de lime sur les dents, et allez, au suivant ! Les lapins faisaient la queue pour se faire raccourcir ! Snip snip bzzzzz ! Snip snip bzzzzz!
En tendant bien l’oreille, en fait, on entendait plutôt « Snip snip bzzzzz ! Aïïïïe!!! », «Snip snip bzzzzz ! Ouiiiiiille!!! », ou « Snip snip bzzzzz ! Aaaaargh!!! », mais la dernière onomatopée semblait toujours plus étouffée, et pour cause: un lapin domestique était chargé de baillonner chaque patient, afin d’éviter que ses clapissements de douleur puissent effaroucher la patiente queue-leu-leu de comparses qui n’avaient pas encore été excisés de leurs attributs. Les lapins domestiques n’auraient certes pas posé de problème, habitués et habilités qu’ils sont à accepter leur sort… Mais pour les sauvages, mieux valait prendre des précautions: certains d’entre eux étaient de la garenne de délinquants, et n’auraient pas hésité à tourner le dos à la nouvelle loi!
- Ca fait même pas peur ! Je suis une vraie grande fille ! disait d’ailleurs Lapine Occhio, une vraie sauvage, tremblant au milieu de la file.
- Bôh ! De toute façon, qu’est-ce que c’est, deux grandes oreilles, deux grandes dents ?... Encore des organes qui ne servent à rien ! Bon débaras ! philosophait Lapin Dicite, un peu plus loin.
- Esthétiquement, ça peut être très photogénique… ! estimait pour sa part Lapin Rayfoto.
Dans les rangs, on faisait quelques commentaires, mais on ne faisait pas trop les malins… On assumait cependant et finalement assez bien sa nouvelle condition de lapin.
On se rendit d’ailleurs rapidement compte, en voyant ressortir les heureux amputés, que l’application de la réforme avait en plus le réel avantage de réduire les discriminations ! Terminé, le handicap des oreilles molles, des p’tites oreilles, de celles qui retombent, et des imberbes ! A la poubelle, les grosses touffues, les petites joufflues et les grandes ridées ! Au recyclage, les « poignées de sachet » pour Tête-en-l’air ! Et bienvenue à la nouvelle auricula, formatée, standardisée, égalitaire !
Oh !, il est vrai qu’une telle réforme peut, à vos yeux d’adeptes démocrates, sembler nier l’individu, ou être liberticide, voire tendre vers une forme d’eugénisme, ce qui ne serait pas bien, pas bien du tout même, j’en conviens… Mais, pour les individus soucieux de se démarquer de la masse, nos léporidés avaient prévu la possibilité de personnaliser leur coupe, ah !, alors, hein !, mauvaises langues !...
Ils pouvaient choisir de se faire tailler les oreilles en pointe, ou en arrondi ! Ah !
Qu’importe. La plupart ressortaient très fiers de ce qu’ils se mirent à appeler leurs « pavillons secondaires » !