samedi 16 janvier 2010

IV- REFORME & REBELLION: Les trouble-fête

La foule se mit à hurler des « hourras! » devant tant d’audace réformatrice! Il y eût une avalanche d’applaudissements auriculaires (avec les oreilles, ce qu’ils ne pourraient bientôt plus faire, puisqu’ils allaient devoir se les tailler…), tout le monde semblait très heureux de cette nouvelle réforme, le Grand Lapin le premier!
            Mais, au milieu de cette cacophonie enthousiasmée, sous les vapeurs terrestres et ondulantes de la moiteur animale et argileuse, sur ce tapis épars de paille voletante et étouffante, un lapin se dégagea, puis un autre, et un troisième, et, sous la lumière diffuse des fenêtres plafonnières, ils s’avancèrent vers le podium capiteux, francs, frais, fiers. Ce mouvement fût tellement emprunt de détermination et de volonté qu’il ne passa pas inaperçu dans la masse involontaire de la foule. Un silence curieux et étrangement lourd se fit. Le Grand Lapin, pour la première fois mal à l’aise depuis le début de son discours, baissa les yeux sur ses trois compatriotes, en se demandant ce qui était en train de se passer, nom de Beuzbeuny! Il avait bien reconnu Gouin, le lapin nain, Tad, le meilleur ami de Gouin, et Eupe, la petite amie de Gouin, mais que lui voulaient-ils? Il venait de faire un beau discours, de prendre de belles et grandes décisions, de créer un nouvel espoir, et il n’aspirait plus qu’à profiter de l’engouement général! Et cet engouement était en train de retomber! Plus un son, pas même un filet de voix… Dans cette pesante accalmie, le Grand Lapin questionna enfin le trio rabat-joie :

« Et bien, mes amis,… euh… qu’est-ce…?… Je veux dire : il était bien, hein, mon discours ? Hein ?… Je veux dire… Qu’est-ce qu’il y a ?… »

            Le Grand Lapin avait perdu de sa superbe. Il sentait obscurément que quelque chose de désagréable allait se produire, quelque chose qu’il n’avait pas prévu! La température ambiante était retombée avec le silence, et toutes les paires d’oreilles de lapin, revigorées, tendues, et attentives, se redressèrent, aux aguets. Gouin prit la parole :

« Grand Lapin, nous ne sommes pas d’accord avec ta Grande Réforme! », lâcha-t-il.

Un grand « Oooooh! » de consternation et de stupeur monta de l’assemblée! Le Grand Lapin, quant à lui, était tellement soufflé, qu’il ne réussit à produire qu’un couinement sifflant et suffoqué, du genre «couiiiic… », et encore n’est-ce qu’une approximation phonétique, ceci pour vous dire combien il eut l’air ridicule à cet instant précis! Une couleur rouge, rouge de désolation, rouge de colère, rouge d’étonnement, rouge aussi, peut-être, de la chaleur accumulée ces dernières minutes, bref, une couleur rouge monta au visage noir du Grand Lapin… et ne me demandez pas comment on peut voir du rouge sur un visage de lapin poilu de noir, je ne le sais pas! Le Grand Lapin re-couina un coup, puis, reprenant une stature de chef (bien droit, la tête haute, les moustaches en l’air et le regard condescendant…), il réussit à articuler :

« Et… Et en quoi n’êtes-vous pas d’accord? »

            Gouin, soutenu par Tad et Eupe, soutint le regard condescendant du lapin remonté, et répondit calmement :

« Grand Lapin, ta réforme n’est pas une vraie réforme, car elle va détruire notre bonheur à tous! Car, vous tous, avez-vous oublié que le plus important, c’est de rester des lapins? Mais cette réforme va faire de nous des êtres comme les Tête-en-l’air! Grand Lapin, tu nous demande de nous tailler les oreilles, mais pourquoi? Pour ressembler aux Tête-en-l’air? Nous sommes des lapins! Tu nous demandes de nous limer les dents, de nous raser le poil, de porter des vêtements et des lunettes de soleil, mais pourquoi? Pour ressembler aux Tête-en-l’air? Mais nous sommes des lapins! Tu nous demandes de nous comporter en héros de légendes et de nous transformer en armée vindicative et vengeresse, mais pourquoi? Pour ressembler aux Tête-en-l’air? Mais nous sommes des lapins, nous n’aspirons qu’à une odeur de paix! Enfin, Grand Lapin, tu nous demandes de ne plus faire que deux enfants par couple… Aurais-tu oublié que nous sommes et resterons des lapins? Avoir une famille nombreuse est l’un des seuls vrais plaisirs du lapin, et tu veux le lui retirer? Pourquoi? Pour ressembler aux Tête-en-l’air? »

            Tad et Eupe se mirent à applaudir, tandis que dans la foule, on commençait à s’interroger : car, c’est vrai ça, ne plus faire d’enfants, quand même… ça va être vraiment dur! Et puis, se limer les dents… peut-être qu’ils ne pourront plus manger de carottes, après! Et puis… Le peuple lapin se perdit dans un brouhaha de chuchotements, les oreilles en points d’interrogation.
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